Entretien avec Jean-Pierre Andrevon

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Rencontre avec Jean-Pierre Andrevon autour de son Anthologie des dystopies - Les mondes indésirables de la littérature et du cinéma (Vendémiaire), dans le cadre de la rentrée "confinée" des auteurs d'Auvergne-Rhône-Alpes.

Auteur de plus de 150 ouvrages, romancier, nouvelliste et essayiste, Jean-Pierre Andrevon est l’un des piliers de la science-fiction à la française. Il publie aux éditions Vendémiaire Anthologie des dystopies - Les mondes indésirables de la littérature et du cinéma, un panorama exhaustif des mises en scène de la contre-utopie au cinéma et surtout en littérature.

Entretien

Auvergne-Rhône-Alpes Livre et Lecture : En introduction de votre ouvrage, vous définissez le genre comme l'envers de l'utopie, comme la description d'une société dont les dirigeants voudraient faire le bonheur des citoyens contre leur volonté. Est-ce que l'on pourrait également définir la dystopie comme une littérature d'anticipation des nouvelles formes de totalitarisme ? Ou plus simplement comme la littérature du cauchemar social ?

Jean-Pierre Andrevon : La dystopie, comme toute forme d'essai visant à construire un futur au choix possible, probable, en tout cas crédible, s'appuie nécessairement sur le présent, car on n'invente jamais rien. La science-fiction ne fait pas exception : Jules Verne n'a pas inventé le sous-marin, il existait déjà. Et si Orwell a écrit 1984, c'est qu'il avait comme modèle le nazisme et le stalinisme (dont il avait eu un avant-goût pendant la Guerre d'Espagne). Et si la dystopie a été « inventée » au XIXe siècle, c'est sans doute parce que les auteurs l'ayant abordée voyaient bien où allait les mener l'âge du fer, du charbon et de la science.

Vous constatez que l'Histoire a souvent transformé l'utopie en son exacte inverse. De ce point de vue, pourrait-on dire que la dystopie est une littérature de critique de l'utopie, qui met en garde contre les dangers que peuvent représenter ses mises en pratique ?

À quoi visait l'utopie, qui remonte certes à l'antiquité, mais a vu son essor européen à partir du XVIe siècle ? À construire un monde idéal contre l'exorbitant pouvoir royal. Seulement les philosophes qui s'y sont risqués ne se sont pas rendu compte (ou peut-être que si ?) que leurs sociétés idéales n'existaient, sous prétexte d'égalité et d'amélioration des conditions de vie, que par la contrainte. Style « je ne veux voir qu'une seule tête ». Il n'est qu'à lire L'Utopie de Thomas Moore et Raphaël Hythlodée (1516) ou La Cité du soleil de Tommaso Campanella (1602) pour comprendre sa douleur, jusqu'à mourir de rire : « Les grandes et belles femmes ne peuvent s'unir qu'à des hommes grands et beaux, les dodues avec des hommes secs, les trop minces avec des hommes qui ont de l'embonpoint », écrit ce dernier. Brrr. Dans son incomparable encyclopédie (Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction, L’Age d’homme, 1972), notre père à tous, Pierre Versins lance ce cri : « Qui voudrait vivre en Icarie ? Dans la Cité du Soleil ? »

"La SF est le genre littéraire le plus politique qui soit"

Vous citez une belle phrase d'Albert Camus : « Par définition, l'écrivain ne peut se mettre aujourd'hui au service de ceux qui font l'Histoire : il est au service de ceux qui la subissent. » Est-ce que vous voyez la dystopie comme un dévoilement des réalités politiques que les sans-voix d'aujourd'hui ou de demain subissent ou subiront ?

Je pense que, plus largement, la science-fiction, en tout cas quand elle ne s'évade pas dans les étoiles et reste sur Terre, prend à bras-le-corps les réalités politiques d'aujourd'hui (ou d'hier) pour leur donner un coup de pouce en direction du futur, un futur proche, se met au service du peuple (ou en prenant la parole par sa voix multiple), créant des sociétés totalitaires qui ne sont que le reflet de l'existant. La SF est le genre littéraire le plus politique qui soit puisque créer une société viable, c'est modeler la manière dont elle fonctionne. Pourquoi alors ne pas refaire des utopies, me direz-vous ? Eh bien parce qu'on sait maintenant que ça ne marche pas, mais aussi en fonction de l'adage vérifié que « les gens heureux n'ont pas d'histoire ». Et nous autres romanciers, nous voulons broder des histoires qui vous empoignent. Alors quoi de mieux que la révolte, les plus vieux d'entre nous prenant comme modèle la Résistance des années 40-44, qui nous fait toujours chaud au cœur. Les auteurs américains dès les années 50 (Bradbury et son Fahrenheit 451, puis Spinrad, Ellison et bien d'autres), puis les Français d'après 1968, comme Jeury, Walther, Douay et, modestie mise à part, moi-même, ont suivi ce chemin. Parce que nous étions tous de gauche ? On va le dire. Sommes-nous alors des lanceurs d'alerte ? Des voix de souris, certes. Mais mieux vaut crier en n'étant entendu que de quelques-uns que fermer sa gueule.

Plusieurs ouvrages que vous présentez comme les piliers du genre - Le Talon de fer (Libertalia, 2016), Nous autres (nouvelle édition par Gallimard en 2018), 1984 (nouvelle traduction en 2018) - ou des classiques (Transperceneige, Quinzinzinzili) - ont été réédités récemment. Comment interprétez-vous ce regain d'intérêt ? Y voyez-vous avant tout une prise de conscience des dangers potentiels dont notre monde peut accoucher ?

Il faudrait demander ça aux éditeurs. Gageons qu'avec le redémarrage d'après le Covid-19, je suis persuadé que nombre de bouquins, qui sont sans doute en court d'écriture, seront publiés sur le sujet, et qui n'appartiendront pas à la SF, puisque le but de la SF est de regarder devant, pas dans son dos. De toute façon, que des livres parfois oubliés soient remis dans les bacs ne peut que me réjouir. En particulier ce monument indépassable qu'est 1984, dont une nouvelle traduction n'était peut-être pas indispensable. Mais commerce a ses lois sur lesquelles je n'épiloguerai pas.

Il arrive également que la dystopie rencontre un genre en vogue actuellement, la littérature post-apocalyptique, comme par exemple dans le roman de Régis Messac. Pensez-vous que la crise environnementale, à laquelle s'ajoute la crise sanitaire aujourd'hui, est un terrain favorable à la dystopie et donc à l'émergence de nouvelles tyrannies ?

Une des utilités, je ne vais pas dire la gloire de la SF, et même sa principale, est de deviner juste – encore que le terme « deviner » est plutôt impropre, qu'il faudrait remplacer par prévoir. Parfois on se trompe (nous n'avons pas vu venir Internet et on craignait la guerre atomique), parfois on voit juste, et là on revient en dystopie avec toutes les sociétés totalitaires que sommes quelques-uns à avoir sculptées, par exemple les tyrannies religieuses émergentes (pensons à l'Islam politique et sa radicalisation). Mais d'où viennent les sociétés totalitaires et pourquoi s'installent-elles ? Parce que ce sont des réponses (mauvaises certes) à des situation de crise : le nazisme est né de la catastrophe économique imposée à l'Allemagne à la fin de la guerre de 14-18... La crise pandémique que nous vivons actuellement est une « petite chose » (sans que j'en ignore les drames et les morts) par rapport à d'autres pandémies, comme celle de la grippe espagnole de 1918-19 qui a fait 50 millions de morts sur la planète, dont 400 000 en France. Mauvais exemple sans doute car cette grippe n'a pas accouché d'un totalitarisme français, qui au contraire a vu une période de reconstruction ayant débouché sur le Front Populaire. Mais aujourd'hui ? On nous parle de tracking et autres flicages, ce qui est à la fois (je ne vais pas écrire « en même temps ») justifiable et dangereux. Parce que ça va aller jusqu'où ? Et qu'est-ce qui sera abandonné après avoir été installé ?

"Je n'ai pas de téléphone portable, pas de compte Facebook, je ne sais même pas ce qu'est un Instagram, je ne commande rien par Internet – je résiste comme je peux"

Votre ouvrage, et la partie "Tous connectés" en particulier, est une abondante source de réflexion sur notre monde et sur nos modes de vie. Pensez-vous que cette littérature demeure l'un des moyens les plus pertinents de remise en cause de nos sociétés ?

Ce qu'on n'avait pas en 1919, on l'a en 2020 : la connexion tous azimuts et permanente, les puces greffées, jusqu'à ton frigo qui t'engueule si tu n'as pas pensé à acheter du lait. Où cela va-t-il s'arrêter ? Où cela va-t-il nous mener ? La SF a (déjà) répondu. Mais l'a-t-on écoutée ? Lanceur d'alerte certes, mais hurlant dans le vide, ou plutôt dans un trop-plein : le capitalisme mondialisé, dystopie par excellence, d'autant qu'il est accepté par la majorité. Qu'est-ce qui fait la « réussite » et la pérennité d'une dystopie ? Que les gens l'acceptent, pardi ! Combien de bons Allemands ont soutenu Hitler jusque dans les ruines de Berlin ? Combien de Soviétiques n'ont pas pleuré toutes les larmes de leur corps à la mort de Staline ? Alors relisons les deux dernières phrases de 1984 : « (Winston Smith) a remporté la victoire sur lui-même. Il aime Big Brother ». Je n'ai pas de téléphone portable, pas de compte Facebook, je ne sais même pas ce qu'est un Instagram, je ne commande rien par Internet – je résiste comme je peux, quoi. Mais ça fait une belle jambe au P.I.B.

Votre livre est également une formidable invitation à la lecture, on ne cesse de noter des titres de livres à lire, ou de film à (re)voir. On imagine l'immensité du travail de relecture que cela a dû représenter pour vous. Comment avez-vous travaillé ? Depuis combien d'années ce projet est-il en cours ?

J'ai le douteux privilège d'avoir un certain âge, et même un âge certain. J'ai vécu toute ma vie entre la SF et le cinéma, mes deux mamelles. Même si, comme auteur, j'ai débuté tard contrairement à beaucoup (première nouvelle en 1968, premier roman un an plus tard), j'ai accumulé depuis ces dates un nombre plutôt considérable de bouquins (178 au dernier comptage), ce qui représente du travail certes (qui est aussi et avant tout un plaisir), mais surtout un taf bien plus considérable encore de lectures et de films vus. La matière était là. Pour les dystopies, je n'ai pas agi différemment que pour mes deux autres bouquins du genre, Cent ans et plus de cinéma fantastique et de science-fiction en 2013 et Encyclopédie de la guerre au cinéma et à la télévision en 2018 : j'ai fouillé dans mes dossiers, dans mes articles, mes critiques, j'ai trié, j'ai assemblé ce qu'il fallait. Tout était là. Difficile de donner une estimation de travail, car je suis toujours sur plusieurs choses à la fois, boulots théoriques et récits romanesques, sans oublier le dessin, la poésie, les chansons, les courts-métrages, excusez du peu. Allez, on va dire deux ans, mais certes pas à temps plein.

Vous citez des centaines de titres : j'imagine que vos préférences doivent changer selon les périodes. En mettant de côté les classiques du genre que vous présentez longuement, quel ouvrage méconnu souhaiteriez-vous recommander aux lecteurs ?

Un bon titre, un bon livre est un bon titre, un bon livre. Et il le reste. Ce qui n'empêche pas les plaisirs de la découverte. Si je garde au-dessus de tout 1984, je reste très inquiet, comme exprimé ci-avant, au sujet de la mainmise d'acier des robots ou de l'intelligence artificielle. Dans le genre, je peux citer Les Humanoïdes de Jack Williamson (1949) qui, même si certains ingrédients ont un peu vieilli, décrit un monde où les robots ont pris le pouvoir, les hommes ne pouvant strictement plus rien faire pour qu'ils ne se blessent pas. Un roman qui répond parfaitement à la devise «  faire le bien des gens sans leur demander leur avis ». La meilleure des dystopies, non ? Mais j'aimerais aussi citer Les Monades urbaines de Robert Silverberg, où 70 milliards d'humains vivent confinés dans des tours gigantesques où règne la plus parfaite liberté sexuelle. Utopie ou dystopie ? On voit qu'il est bien difficile de faire la part des choses...

Jean-Pierre Andrevon, Anthologie des dystopies - Les mondes indésirables de la littérature et du cinéma, Editions Vendémiaire, 346 pages, 26 €